Blog / 2025 / “C’est William Hurt, le Comédien, à l’Appareil.”

15 mai 2025

Je venais de claquer le hayon du break de ma mère, enfermant tout un tas de grands tableaux qui, jusqu’à quelques instants auparavant, étaient exposés dans une boutique de lunettes qui servait également de galerie. J’avais tout un chemin à faire: conduire les œuvres jusqu’à chez moi, puis traverser la ville pour rendre la voiture à mes parents avant de prendre un train et un bus pour rentrer.

Mon portable a sonné. C’était il y a vingt ans et les téléphones portables n’étaient pas encore aussi populaires qu’aujourd’hui. On ne recevait pas autant d’appels indélsirables, alors, même si je ne reconnaissais pas le numéro, j’ai décroché.

“Bonjour Gwenn, c’est William Hurt, le comédien, à l’appareil.”

Cette salutation était surprenante, mais pas totalement inattendue. Hurt fréquentait le monde du théâtre à Portland, jouant dans des productions de l’un des théâtres les plus célèbres de l’Oregon, dont le metteur en scène était son vieil ami de l’époque avant Hollywood. Mais pourquoi l’acteur oscarisé m’appelait-il?

Il s’est avéré que c’était l’un de ces moments où l’exact opposé de ce que l’on croit devrait se produire se produit, ce qui nous donne l’occasion de choisir à nouveau d’être nous-mêmes.

Cela faisait deux ans et deux mois que j’étais diplômé, donc deux ans et deux mois que j’étais portraitiste professionnel. Durant cette période, j’avais peint des personnes, et c’est tout. J’étais exclusivement portraitiste, même si la plupart des autorités du monde de l’art considéraient mon genre comme de une vanité pour riches mécènes.

Peu importe qu’à l’époque je rassemblais une collection de portraits de travailleurs de la mort, y compris une infirmière en oncologie pédiatrique, un jeune vétéran ayant combattu, un médecin légiste, et le principal auteur de la loi sur le suicide assisté en Oregon. Je peignais des gens, et je me concentrais sur des individus réels—jamais des personnages inventés. J’avais déjà peint une centaine de personnes, et, à une exception près, il s’agissait de personnes que j’avais interviewées et photographiées moi-même.

J’avais adopté une position ferme sur ce sujet, évitant la voie lucrative consistant à peindre des portraits de célébrités à partir de photos prises par d’autres personnes, tout en parvenant à gagner ma vie en peignant ce que je considérais comme de véritables portraits. C’est-à-dire des images de personnes qui étaient plus qu’une simple représentation superficielle.

Et voilà qu’un acteur de renommée me commandait son portrait.

quatre portraits par Gwenn Seemel
Gwenn Seemel
The Cold Comedy Concoction, Faust. Us., The Vespiary, et Kiss It!
2004
acrylique sur toile
différentes tailles

La veille, Hurt avait vu une série d’images promotionnelles que j’avais réalisées pour la saison 2004-2005 du Stark Raving Theatre. Les peintures originales étaient toutes des portraits de personnes que je connaissais, avec un petit quelque chose en plus en arrière-plan: des références aux pièces que leurs visages étaient censés promouvoir. Les œuvres étaient accrochées dans le hall du théâtre, et Hurt les avait remarquées alors qu’il assistait à une représentation.

Son appel téléphonique a marqué le début d’une parenthèse surréaliste dans ma vie. Nous nous sommes retrouvés dans un parc pour la séance photo et l’interview, entourés de curieux discrets, puis nous avons assisté ensemble à un festival de théâtre. Dans le hall, attendant le début de la représentation suivante, le monde artistique de Portland—un groupe qui n’avait jamais accordé une minute à une jeune de 24 ans à l’ambition décomplexée qui ne peignait que des portrait—était tous souriants, intrigués par mon célèbre ami.

Évitant le regard obséquieux de ces visages nouvellement attentionnés, je me concentrai plutôt sur l’oscarisé, dont la bouche s’était soudainement durcie. Je n’étais évidemment pas la seule à avoir remarqué les regards que nous recevions. Hurt m’a dit qu’il acceptait que je partage le portrait que j’avais peint de lui sur mon site, mais il m’a demandé de ne pas utiliser son nom pour me faire connaître.

J’ai accepté sans hésiter. Je comprenais la fascination des autres spectateurs pour un personnage qu’ils avaient vu à l’écran et qui se trouvait maintenant dans le même monde qu’eux, mais je n’aimais pas leur regard fixe, pour Hurt comme pour moi. Je détestais l’idée que tout ce que j’avais entrepris—cela me semblait énorme, même si je n’y travaillais que depuis 26 mois—puisse être éclipsé par la célébrité internationale de ce client, alors il était facile de le traiter comme n’importe quel autre mécène.

Du moins, presque.

photos de William Hurt
photos par Gwenn Seemel

Le lendemain, j’avais les 72 précieuses photos de Hurt, dévéloppées en une heure comme on faisait faire à l’époque juste avant les appareils photos numériques. J’ai disposé les images sur un quadrillage de 9 sur 8 au sol de mon atelier, qui était aussi ma chambre dans une maison que je partageais avec mon frère et des amis. Je déplaçais les photos, les juxtaposais, et les évaluais, accumulant un tas que j’étais sûre que j’allais jeter puis les regardant à nouveau pour m’assurer qu’elles ne contenaient rien dont j’avais besoin.

C’était à peu près la même chose que ce que je ferais avec n’importe quel client, même si je n’étais jamais allé à un festival de théâtre avec un autre client et que je ne prenais généralement que 36 photos au cours de l’entretien. Finalement, trois images de Hurt m’ont interpellé, chacune révélant un visage différent de l’acteur. J’ai décidé de les peindre toutes les trois.

portrait de William Hurt par l’artiste Gwenn Seemel
Gwenn Seemel
William Hurt
2005
acrylique sur toile
66 x 51 centimètres

Bien que j’aie travaillé sur les trois toiles en même temps, passant de l’une à l’autre lorsqu’une partie était trop humide pour être peinte, ceci est la première que j’ai terminée. J’ai adoré la délicatesse et la mélancolie du visage de l’acteur, si contrastant avec l’homme démesuré, parfois charmant et souvent grognon qu’il était.

William Hurt peinture
détail de William Hurt

J’ai eu le plaisir de briser l’image publique de cet acteur avec cette toile, et j’ai aimé imaginer qu’elle représentait une partie de lui qu’il se sentait incapable d’exprimer pleinement dans sa vie de célébrité.

portrait de William Hurt par l’artiste Gwenn Seemel
Gwenn Seemel
William Hurt
2005
acrylique sur toile
91 x 60 centimètres

Voici le deuxième portrait que j’ai achevé. C’est le portrait officiel.

William Hurt peinture
détail de William Hurt

Il montre ce que j’avais conclu que la star pensait de lui-même. C’est ça mon objectif avec mes portraits—pas celui-ci, bien sûr, mais 99% d’entre eux visent à confirmer l’histoire qu’un sujet raconte sur lui-même. Je veux créer un tableau qui peut fonctionner comme un miroir qui reflète toujours le meilleur d’une personne, l’aidant à se recentrer chaque fois qu’il le regarde.

portrait de William Hurt par l’artiste Gwenn Seemel
Gwenn Seemel
William Hurt
2005
acrylique sur toile
91 x 76 centimètres

Ceci est le troisième et dernier tableau de Hurt que j’ai réalisé, et il illustre la volatilité de l’acteur. Il était amical, quoique plutôt égocentrique, puis, brusquement, il n’était plus ni l’un ni l’autre, concentrant toute son attention sur moi et réagissant sèchement à quelque chose que j’avais dit.

Par exemple, à un moment donné, pendant l’entretien pour le portrait, j’ai parlé de “capturer une ressemblance” et le visage de l’acteur s’est assombri.

“Vous devriez faire attention aux mots que vous utilisez,” a-t-il grondé.

Apparemment, la personne dont le nom signifie en anglais “blessure” trouvait le mot “capturer” agressif.

William Hurt peinture
détail de William Hurt

Pendant vingt ans, j’ai gardé le silence sur l’identité du sujet de ces portraits. J’ai publié les deux premières images sur mon site, ici et ici, mais je les ai intitulées comme s’il s’agissait de portraits d’un certain Guillaume Carambolage. C’était un pseudonyme que j’avais inventé après avoir discuté avec Hurt en français. William c’est Guillaume, bien sûr, et “carambolage” vient de “heurte,” puisque c’est comme ça qu’on prononce Hurt en français.

Je n’ai pas utilisé Hurt pour me rendre célèbre, mais il me semble juste de rendre pleinement hommage à ces œuvres aujourd’hui, à l’occasion de mon artiversaire, 22 ans presque jour pour jour après le début de ma carrière artistique et deux décennies après l’appel de l’artiste oscarisé. Cela me semble juste, car je suis enfin prête à faire le changement que j’ai si obstinément nié lors de ma rencontre avec Hurt.

Babs Siperstein, Garden State Equality, dessin par l’artiste Gwenn Seemel
Gwenn Seemel
Babs Siperstein
2025
marqueurs sur papier
30 x 23 centimètres

La transformation a commencé en fin mars, lorsque Garden State Equality m’a commandé le portrait de Babs Siperstein, une militante transgenre du New Jersey, pour un pack d’autocollants célébrant deux décennies de lutte pour l’égalité.

Ce portrait m’a fait comprendre que j’en étais capable: je pouvais bien faire l’image d’une personne que je ne connais pas personnellement. Plus important encore, le portrait de Babs m’a fait comprendre que, parfois, cela vaut la peine de transgresser l’une des règles fondamentales qui ont marqué ma carrière.

art de protestation de l’artiste franco-américaine Gwenn Seemel, une peinture de Kilmar Abrego Garcia
Gwenn Seemel
Kilmar Abrego Garcia
2025
acrylique sur papier
51 x 41 centimètres

Une semaine plus tard, je me suis retrouvée à peindre Kilmar Abrego Garcia pour une affiche de protestation.

art de protestation de l’artiste franco-américaine Gwenn Seemel, une peinture de Rümeysa Öztürk
Gwenn Seemel
Rümeysa Öztürk
2025
acrylique sur papier
51 x 41 centimètres

Peu après, mon pinceau s’est mis à chercher l’image de Rümeysa Öztürk, et cela commençait à devenir une habitude.

Avant cette année, les seules célébrités que j’avais peintes, à part William Hurt, étaient une star de télé-réalité particulièrement désagréable et ses amis malhonnêtes ainsi que l’un de mes héros. Mais maintenant, je souhaite réaliser toute une série de tableaux de personnes que je ne peux pas rencontrer.

Je vais peindre des portraits de personnages de l’histoire américaine que l’administration Trump tente d’effacer—des personnes comme Fannie Lou Hamer et Marsha P Johnson—et les exposer avec une anecdote brève mais percutante à leur sujet, qui, je l’espère, donnera envie d’en savoir plus.

Pour ce faire, j’ai besoin de votre aide.

Je me demande quels sonts les personnages historiques des États-Unis que vous qui ne sont pas américains connaissez? Peut-être que ce ne serait pas quelqu’un que je puisse peindre pour cette série, mais je veux mieux comprendre comment ce pays est vu par le monde, et j’espère que tu n’hésiteras pas à me suggérer des noms.

Pour cela et pour les 22 années pendant lesquelles tu m’as aidé à être artiste à plein temps, je te suis éternellement reconnaissante. Contrairement à ce que voudrait nous faire croire le cliché sur la vie d’artiste, un peintre n’a pas besoin d’une riche célébrité pour vivre de son art. Au contraire, ma créativité s’épanouit lorsque je suis en conversation avec des personnes convaincues que l’art peut être à la fois beau et porteur de sens.

Merci.


Peut-être que ce billet de blog te fait penser à quelque chose? Je serais ravie de recevoir un petit bonjour de ta part.

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